En quelques semaines, un mouvement sans chef ni structure, né d’un drame sanitaire, a su faire trembler les certitudes d’un système politique habitué à l’ordre hiérarchique. Dans les coulisses du pouvoir, la GenZ bouscule les codes, dérange les équilibres établis et impose sa propre grammaire du changement. Entre colère sociale et innovation numérique, “GenZ 212” incarne le cri d’une génération connectée, déçue mais lucide, qui redéfinit les contours de la contestation au Maroc.
Tout est parti d’un cri, celui d’une ville sidérée par un drame hospitalier. À la fin du mois de septembre 2025, plusieurs femmes ont perdu la vie lors d’opérations césariennes à l’hôpital Hassan II d’Agadir.
L’émotion, aussitôt relayée sur les réseaux sociaux, s’est transformée en onde de choc nationale. En quelques heures, des appels à manifester pour la santé, l’éducation et la justice sociale se sont multipliés, sous un même mot-dièse, #GenZ212, une génération entière est descendue dans la rue.
Sous la pression des internautes, l’indignation se transforme en mobilisation. Sur TikTok, Instagram et X, des mots-dièses apparaissent : #JusticePourAgadir, #SantéPourTous, puis très vite #GenZ212.
Le code du pays, “212”, devient le symbole d’une jeunesse décidée à parler d’une seule voix : celle du ras-le-bol.
Dans les jours qui suivent, les premiers rassemblements ont lieu à Agadir, avant de s’étendre à Casablanca, Rabat, Fès, Marrakech, Oujda et Tanger. Les slogans mêlent santé, éducation, emploi et dignité. Une onde sociale inédite est en train de naître — horizontale, rapide, et profondément générationnelle.
Qui se cache derrière “GenZ 212” ? À cette question, ni les autorités ni les chercheurs ne parviennent à apporter de réponse claire. Car le mouvement n’a ni chef, ni structure, ni porte-parole désigné. Il s’est formé dans les replis du web, notamment sur Discord, un espace numérique fermé et anonyme, prisé des jeunes générations. Là, de petits groupes d’utilisateurs — parfois quelques dizaines de membres seulement — se coordonnent, échangent des stratégies de communication, et votent les mots d’ordre de la semaine.
“C’est une forme d’auto-organisation numérique qui déjoue les outils classiques de contrôle”, explique un spécialiste marocain de la cybersécurité. “Les conversations se font en temps réel, souvent la nuit, dans des serveurs éphémères qui disparaissent ensuite. Cela rend toute traçabilité extrêmement complexe.”
Sur ces plateformes, les décisions se prennent collectivement : choix des slogans, lieux de rassemblement, type de messages à privilégier. Une démocratie instantanée, sans chef, sans carte d’adhésion, mais portée par une conscience commune : l’injustice sociale.
Les participants à ce mouvement appartiennent majoritairement à ce qu’on appelle la “génération Z” — des jeunes nés après le milieu des années 1990. Leur Maroc est celui du numérique, de la mobilité, mais aussi de la précarité. Étudiants, diplômés sans emploi, employés de plateformes, créateurs de contenu ou activistes citoyens : tous partagent le sentiment d’être laissés pour compte dans un pays qu’ils aiment mais qu’ils jugent figé.
“Nous ne faisons confiance à personne. Ni aux partis, ni aux syndicats, ni aux institutions. Nous voulons que ça change, et vite”, confie un jeune de Salé, actif sur un serveur de coordination. Leur rapport à la politique est ambivalent : ils rejettent les structures traditionnelles, mais exigent que l’État tienne ses promesses de justice et d’égalité. Leur action n’est pas idéologique, elle est existentielle.
Les observateurs s’accordent sur un point : aucune preuve sérieuse ne démontre l’existence d’un financement étranger ou partisan. Les ressources du mouvement semblent locales et spontanées : des collectes entre amis, du covoiturage pour rejoindre les villes de rassemblement, des pancartes bricolées à la main.
Mais cette transparence relative alimente paradoxalement les rumeurs de manipulation. Certains parlent de “mains invisibles”, d’autres d’“influences extérieures”, sans jamais avancer de preuves tangibles. “Les jeunes ne se cachent pas. Ils sont sur les réseaux, leurs visages sont connus. Ce qui dérange, c’est qu’ils ne rentrent dans aucun cadre prévisible”, explique une sociologue à Rabat.
La plupart des manifestations se sont déroulées dans le calme, sous une forte surveillance policière. Mais des incidents sporadiques ont éclaté à Oujda, Casablanca, Tanger et Agadir : vitres brisées, poubelles incendiées, affrontements limités.Le ministère de l’Intérieur a confirmé plusieurs arrestations, dont certaines de mineurs.
Les initiateurs du mouvement ont aussitôt réagi via leurs comptes sur Discord et TikTok, affirmant que les actes de vandalisme “ne représentent pas l’esprit du mouvement”. Cependant, l’absence de structure identifiable rend difficile la vérification de ces déclarations, et ouvre la voie à toutes les interprétations.
Les autorités, de leur côté, ont rappelé dans plusieurs communiqués “le respect du droit de manifester pacifiquement”, tout en avertissant que “tout acte de destruction ou d’agression sera fermement sanctionné selon la loi”.
La réaction du gouvernement d’Akhannouch aux manifestations de GenZ 212 a été jugée tardive et parfois insuffisamment crédible par nombre d’observateurs. Dans ses premières prises de parole, le chef de l’Exécutif a reconnu que les événements avaient affecté « de nombreuses villes du Royaume », déploré les « centaines de blessés » parmi les forces de l’ordre et exprimé ses condoléances pour les trois morts enregistrés, tout en saluant les interventions « professionnelles et encadrées » des services de sécurité.
Bourse News. Il a affirmé que le dialogue restait la « seule voie » pour répondre aux revendications exprimées par la jeunesse.
Pourtant, ce discours apaisant a été nuancé quasi simultanément par le porte-parole du gouvernement, Mustapha Baitas, et d’autres ministres. Ils ont insisté sur la nécessité que le dialogue s’inscrive dans un cadre institutionnel strict, en fixant des conditions et des protocoles précis quant aux interlocuteurs, aux modalités et aux thèmes abordés. Courrier international. En d’autres termes, l’ouverture d’écoute est assortie de limites imposées, ce qui laisse entendre que le mouvement est convié mais à jouer selon les règles de l’exécutif.
D’autre part, des critiques ont été formulées quant au timing et à la stratégie de communication de l’État : les premières vingt-quatre heures sont restées silencieuses, laissant le vide narratif être occupé par d’autres discours, tandis que la prise de parole gouvernementale n’est intervenue que sous pression médiatique et sociale.
Au cœur de la dynamique du mouvement “GenZ 212”, un moment symbolique a marqué un tournant : la publication, le 2 octobre 2025, d’une lettre ouverte adressée au Roi Mohammed VI. rédigée collectivement et diffusée sur plusieurs plateformes numériques, cette missive incarne à la fois la maturité et la lucidité d’une jeunesse décidée à renouer le dialogue directement avec l’institution monarchique, en contournant les canaux politiques traditionnels jugés inefficaces. Dans un ton empreint de respect mais de franchise, les jeunes signataires y expriment leur attachement à la stabilité du pays et à la figure du Souverain, tout en alertant sur la perte de confiance qui mine la relation entre la jeunesse et les institutions publiques.
Le texte, d’une écriture claire et structurée, dresse un constat sévère : des écoles délabrées, des hôpitaux saturés, un chômage endémique et une vie quotidienne de plus en plus insoutenable pour des milliers de familles marocaines. Les auteurs évoquent la tragédie d’Agadir comme le révélateur d’un malaise national, symbole d’un système qui, selon eux, “a oublié les plus fragiles”. Ils affirment que cette colère n’est pas une révolte contre l’État, mais un cri pour sa réinvention, dans l’esprit de la Constitution qui lie responsabilité et reddition des comptes.
Dans cette lettre, les jeunes demandent explicitement la démission du gouvernement, jugé incapable de répondre à l’urgence sociale, ainsi que la mise en œuvre de mécanismes réels de lutte contre la corruption. Ils plaident pour une réforme profonde de l’éducation et de la santé, la libération des détenus d’opinion et des manifestants pacifiques, et l’organisation d’une session nationale de redevabilité présidée par le Roi lui-même, afin de restaurer la confiance entre l’État et ses citoyens. Le ton, à la fois ferme et mesuré, s’inscrit dans une démarche civique et non dans une logique de confrontation. “Nous ne voulons pas semer le désordre, mais rétablir la dignité”, résume l’un des extraits les plus repris sur les réseaux.
En choisissant d’adresser leur message directement au Monarque, les jeunes de “GenZ 212” ont voulu signifier qu’ils ne croient plus aux intermédiaires : ni partis politiques, ni syndicats, ni représentants élus. Leur geste traduit une rupture avec le langage institutionnel habituel et une volonté de parler un langage moral, celui de la responsabilité et du mérite. Cette “lettre ouverte” n’est pas seulement un appel au secours : c’est un acte de foi dans l’avenir du pays, porté par énération qui veut encore croire à la promesse d’un Maroc juste, équitable et à l’écoute de ses enfants.
“GenZ 212” n’est pas une organisation, mais une expérience sociale en temps réel. Elle révèle la capacité d’une génération à utiliser les outils numériques non plus pour se divertir, mais pour s’engager. Elle questionne aussi les institutions : comment dialoguer avec un mouvement sans chef ? Comment négocier avec une multitude de voix indépendantes, mais connectées ?
En refusant les hiérarchies, ces jeunes redessinent la carte de la mobilisation citoyenne. Leur action s’inscrit dans une ère post-partisane, où la légitimité ne vient plus de l’appartenance, mais de la participation.
À la veille du discours royal d’ouverture du Parlement, prévu demain, les membres du mouvement retiennent leur souffle. Sur les plateformes numériques, les messages se multiplient, les serveurs s’animent, et l’attente se fait palpable. Beaucoup espèrent que le Souverain évoquera leurs préoccupations, voire répondra à leur appel à un sursaut collectif. Pour “GenZ 212”, ce discours ne sera pas un simple rituel institutionnel, mais peut-être un moment décisif où la voix du pouvoir rejoindra, enfin, celle d’une génération qui réclame d’être entendue.