Tribun charismatique, chef de gouvernement réformateur mais controversé, opposant redevenu leader de son parti : Abdelilah Benkirane, né à Rabat en 1954, demeure une figure incontournable de la vie politique marocaine, adulée par certains, vilipendée par d’autres. Son parcours raconte une part de l’histoire contemporaine du Royaume, entre ouverture démocratique, crispations sociales et recompositions partisanes.
Issu d’une famille fassie installée à Rabat, Benkirane grandit dans les ruelles de la capitale. Après un baccalauréat décroché au prestigieux lycée Moulay Youssef, il choisit les sciences exactes, discipline rigoureuse qui contraste avec son tempérament expansif. En 1979, il obtient une licence en physique et enseigne à l’École normale supérieure de Rabat. Mais derrière l’enseignant se cache déjà un militant passionné. Les années 1970 sont celles de l’émergence de la mouvance islamiste marocaine. Benkirane y plonge, fasciné par l’idée d’une réforme morale et politique de la société. Sa trajectoire le conduit à la Chabiba islamiya, puis au Mouvement de l’unicité et de la réforme (MUR), matrice idéologique du futur PJD.
En 1997, Abdelilah Benkirane fait son entrée à la Chambre des représentants, élu à Salé. À l’époque, le Parti de la justice et du développement (PJD) n’est encore qu’une petite formation issue du MPDC, cherchant une place dans le jeu institutionnel. Benkirane impose sa verve, son humour piquant et son sens de la formule. Peu à peu, il devient la voix la plus audible du parti. En 2008, il en prend officiellement les rênes, transformant le PJD en machine électorale. Sa stratégie est claire : adoucir l’image rigoriste du mouvement islamiste pour en faire une force nationale crédible, capable de dialoguer avec le Palais comme avec les autres formations.
L’année 2011 marque un tournant historique. Dans le sillage du printemps arabe et du mouvement du 20-Février, le Maroc réforme sa Constitution. Aux élections de novembre, le PJD triomphe. Le 29 novembre, Abdelilah Benkirane est nommé chef du gouvernement par le roi Mohammed VI.
À Rabat, une nouvelle ère s’ouvre : celle du premier exécutif dirigé par un parti islamiste. Benkirane, vêtu de son habit traditionnel et armé d’un franc-parler qui surprend l’opinion, incarne une rupture avec le style compassé de ses prédécesseurs.
L’un des héritages les plus marquants de l’ère Benkirane reste sans conteste son choix d’affronter des dossiers explosifs, longtemps laissés en suspens par ses prédécesseurs. Dès son arrivée à la primature, il a ciblé la Caisse de compensation, ce mécanisme de subventions des produits de base qui pesait lourdement sur le budget de l’État. La décision de libéraliser progressivement les prix des carburants fut un tournant historique : applaudie par les institutions financières internationales qui saluaient une démarche de rationalisation, elle fut en revanche vécue par de nombreux Marocains comme une saignée directe dans leur pouvoir d’achat.
Autre chantier épineux : celui des retraites. Conscient de l’insoutenabilité du régime des pensions civiles, Benkirane a fait adopter en 2016 une réforme « paramétrique » : relèvement progressif de l’âge légal de départ à la retraite, augmentation des cotisations, modification de l’assiette de calcul. Le gouvernement y voyait un geste de responsabilité face aux générations futures ; les syndicats et la rue y voyaient une injustice sociale, frappant de plein fouet des fonctionnaires déjà fragilisés par l’érosion du pouvoir d’achat. Les manifestations qui ont accompagné ce projet ont témoigné de la profondeur du malaise.
Ces réformes ont façonné l’image d’un Chef du gouvernement pragmatique et audacieux, qui assumait le coût politique de décisions impopulaires. Mais elles ont aussi installé durablement une fracture entre son exécutif et une partie de la population. Car si elles ont permis de stabiliser les finances publiques et de rassurer les partenaires économiques du Royaume, elles ont renforcé le sentiment, dans les classes moyennes, d’un gouvernement déconnecté de leurs difficultés quotidiennes.
Le paradoxe Benkirane est là : en voulant redresser l’économie et inscrire le Maroc dans une logique de rigueur budgétaire, il a consolidé sa réputation d’homme d’État courageux aux yeux des institutions, tout en fragilisant l’image d’un dirigeant « proche du peuple » qui avait fait son succès électoral.
Au-delà de ses réformes, c’est son style singulier qui a façonné la figure d’Abdelilah Benkirane. Tribun hors norme, il détonne dans un paysage politique marocain souvent marqué par la prudence et le langage feutré. À la Chambre des représentants comme dans ses meetings, il se distingue par un verbe direct, des tirades ponctuées d’humour et des formules qui font mouche. Là où d’autres soignent chaque mot pour éviter le faux pas, Benkirane improvise, plaisante, pique ses adversaires et assume un parler vrai qui fascine ses partisans et dérange ses opposants.
Dans les quartiers populaires, ce ton franc lui vaut un capital de sympathie considérable. Beaucoup voient en lui un responsable qui parle « comme eux », loin des discours technocratiques jugés froids et inaccessibles. Ses phrases choc – « Je ne suis pas Superman », « On ne peut pas faire du couscous sans semoule » – sont devenues des références populaires, reprises dans les cafés comme sur les réseaux sociaux. Ce registre familier, parfois teinté d’ironie, a contribué à faire de lui un homme politique identifiable, capable de transformer une session parlementaire en véritable spectacle suivi par le grand public.
Mais ce style a aussi ses revers. Pour ses adversaires, il relève d’un populisme dangereux, qui banalise la fonction et brouille les codes de la communication institutionnelle. Certains lui reprochent un excès de théâtralité, d’autres une tendance à humilier ses rivaux en public, renforçant les tensions plutôt que de les apaiser. À plusieurs reprises, ses déclarations spontanées ont provoqué des polémiques, alimentant les critiques sur son manque de maîtrise ou sa volonté de se mettre en scène au détriment de la collégialité gouvernementale.
Même au sein de ses alliés, son franc-parler dérange. Des partenaires de coalition ont confié en coulisses que ses saillies imprévisibles compliquaient les négociations, donnant l’image d’un chef de gouvernement plus soucieux de marquer des points auprès de l’opinion que de préserver la discipline collective.
En outre, Abdelilah Benkirane a bâti sa légende sur un paradoxe assumé : un homme politique qui a su conquérir les cœurs grâce à un langage simple et accessible, mais qui a aussi irrité une partie des élites et parfois affaibli sa propre crédibilité sur la scène institutionnelle. Ce double visage – séduction populaire et irritation politique – constitue l’un des ressorts majeurs de son parcours.
Dans son ascension vers le sommet de l’État, Abdelilah Benkirane a dû naviguer dans un jeu d’alliances mouvantes et d’inimitiés parfois féroces. Chef de file du PJD, il s’appuie d’abord sur les siens – une base militante structurée autour du Mouvement de l’unicité et de la réforme (MUR) et une élite politique fidèle qui voit en lui l’homme providentiel capable de transformer le succès électoral en pouvoir réel. Dans les premières années de son mandat, son principal allié institutionnel est l’Istiqlal, alors dirigé par Abbas El Fassi, qui lui assure une majorité confortable. Mais dès l’arrivée de Hamid Chabat à la tête du parti en 2012, les relations se dégradent. Les deux hommes s’affrontent violemment, jusqu’au retrait de l’Istiqlal de la coalition en 2013, épisode qui plonge le gouvernement dans une crise ouverte.
Pour rebâtir une majorité, Benkirane se tourne alors vers le Rassemblement national des indépendants (RNI). C’est là qu’apparaît une autre figure décisive : Aziz Akhannouch, ministre influent et homme d’affaires puissant, qui deviendra son partenaire de coalition tout en restant l’un de ses rivaux les plus coriaces. La cohabitation entre les deux hommes est difficile : respectueuse en façade, tendue en coulisses, elle débouche en 2016-2017 sur le fameux « blocage », lorsque le RNI impose des conditions jugées inacceptables par Benkirane.
À ses côtés, Benkirane conserve néanmoins des alliés plus constants : le Parti du progrès et du socialisme (PPS), dirigé par Nabil Benabdallah, qui demeure un soutien fidèle malgré des désaccords idéologiques, et le Mouvement populaire (MP), partenaire traditionnel des coalitions marocaines. Ces alliances, parfois improbables, traduisent la capacité du leader islamiste à composer avec des forces hétéroclites pour maintenir sa majorité.
Mais si Benkirane a des alliés, il a aussi des ennemis déclarés. Le principal reste le Parti authenticité et modernité (PAM), créé en 2008 et perçu comme proche du Palais. Entre Benkirane et le PAM, l’affrontement est frontal, quasi idéologique : d’un côté, le tribun islamiste qui se présente comme la voix du peuple ; de l’autre, un parti qui revendique modernité et rationalité politique. À l’Assemblée, les joutes verbales sont régulières, parfois explosives, nourrissant une polarisation qui structure la vie politique durant toute la décennie.
Ces alliances et ces inimitiés dessinent le théâtre du pouvoir où évolue Benkirane : un homme obligé de composer avec ses rivaux pour gouverner, mais toujours prompt à dénoncer ce qu’il appelle les « manœuvres des adversaires ». Ses partisans y voient une preuve de son intégrité et de son refus de céder aux compromissions ; ses détracteurs, une incapacité à construire des compromis durables dans un système fondé sur la coalition.
L’histoire retiendra que la fin de l’ère Benkirane à la primature ne s’est pas jouée dans l’hémicycle, mais dans les couloirs feutrés des négociations politiques. En octobre 2016, le PJD remporte de nouveau les élections législatives, confirmant sa première place sur l’échiquier avec 125 sièges. Fort de ce résultat, Abdelilah Benkirane s’attend à reconduire sa coalition et à entamer un second mandat avec une légitimité renforcée. Mais ce qui devait être une formalité se transforme rapidement en impasse.
Le nouveau patron du RNI, Aziz Akhannouch, impose une série de conditions pour participer au futur gouvernement, notamment l’entrée de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) dans la coalition – un parti que Benkirane juge inutile pour assurer une majorité. Les discussions s’éternisent, les déclarations publiques deviennent plus tranchantes et les tensions personnelles s’exacerbent. Pendant cinq mois, le Maroc vit au rythme d’un blocage politique inédit, où les tractations s’enlisent et où chaque camp tente de se présenter comme le gardien de l’intérêt général.
Dans ce bras de fer, Benkirane refuse de céder, fidèle à sa ligne de fermeté. Mais son entêtement est interprété par ses adversaires comme une incapacité à bâtir des compromis. En mars 2017, le roi Mohammed VI met fin à sa mission et nomme à sa place Saad Eddine El Othmani, numéro deux du PJD, jugé plus conciliant. En quelques jours, El Othmani parvient à sceller un accord avec les mêmes partenaires qui avaient résisté à Benkirane, ouvrant la voie à un nouveau gouvernement.
Pour les uns, ce dénouement marque la preuve de l’isolement croissant de Benkirane, prisonnier de son style tranché et de ses postures de principe. Pour d’autres, il illustre au contraire la volonté d’écarter un chef de gouvernement devenu trop imprévisible et trop encombrant. Quoi qu’il en soit, le « blocage » de 2016-2017 met fin à son expérience exécutive et inaugure une nouvelle phase de sa carrière : celle d’un dirigeant relégué au rang de spectateur, mais dont la popularité reste intacte auprès de sa base.
Jamais dans l’histoire politique récente du Maroc un parti n’avait connu une telle chute. En septembre 2021, le Parti de la justice et du développement (PJD), qui dominait la scène parlementaire depuis une décennie, est littéralement balayé des urnes : de 125 sièges, il passe à seulement 13, perdant presque toute son assise électorale. Ce revers spectaculaire s’explique par une accumulation de facteurs : l’usure du pouvoir après dix années à la primature, la colère sociale face aux réformes impopulaires, mais aussi l’image ternie d’un parti jugé incapable de tenir ses promesses de gouvernance « propre » et « proche du peuple ».
Dans les coulisses, les militants vivent ce moment comme une humiliation. Les adversaires du PJD, à commencer par le RNI d’Aziz Akhannouch, savourent leur revanche. Le parti islamiste, symbole d’une alternative politique, se retrouve soudain relégué à la marge, réduit à une force symbolique plus qu’institutionnelle. Beaucoup croient alors à la fin d’un cycle.
C’est dans ce contexte de désarroi que surgit de nouveau le nom d’Abdelilah Benkirane. Lui qui avait été écarté en 2017 revient en sauveur potentiel. Charismatique, encore populaire auprès d’une partie de la base, il apparaît comme le seul capable de rassembler les déçus et relancer la machine. En octobre 2021, il est réélu secrétaire général du PJD, acclamé par ses partisans qui voient en lui une bouée de sauvetage.
Mais le retour de Benkirane n’est pas qu’un geste de nostalgie. Au fil des mois, il reprend la parole publique, réactive son style de tribun et tente de repositionner le parti sur son registre originel : défense des valeurs, critique du gouvernement en place, proximité avec le peuple. En avril 2025, sa réélection à la tête du PJD lors du 9ᵉ congrès confirme qu’il reste, malgré les revers, la figure incontournable d’une formation en quête de renaissance.
Cette résurrection politique illustre le paradoxe Benkirane : un leader qui échoue dans l’exercice du pouvoir, mais dont le charisme et le capital symbolique lui permettent toujours de rebondir. Ses partisans le considèrent comme le dernier rempart d’un parti en crise identitaire ; ses détracteurs y voient le signe d’une incapacité à se renouveler et d’un enfermement dans le culte de la personnalité. Quoi qu’il en soit, le retour de Benkirane démontre que, même affaibli, il demeure un acteur central de la vie politique marocaine.
L’héritage politique d’Abdelilah Benkirane échappe aux jugements définitifs. Pour ses partisans, il restera celui qui a osé affronter les dossiers les plus explosifs de l’agenda économique, là où tant de gouvernements avaient choisi de temporiser. Le démantèlement progressif de la Caisse de compensation, la réforme des retraites et la volonté de contenir la dette publique sont cités comme autant de preuves de courage politique, dans un pays où les réformes structurelles sont souvent synonymes de contestations sociales. Son mandat a ainsi rassuré les institutions financières internationales et projeté l’image d’un Maroc capable de prendre des décisions difficiles pour préserver sa stabilité macroéconomique.
Mais l’autre face de la médaille est moins flatteuse. Aux yeux de nombreux Marocains, ces mêmes réformes ont été synonymes de sacrifices douloureux : hausse du coût de la vie, recul du pouvoir d’achat, sentiment d’abandon des classes moyennes et populaires. Benkirane, qui s’était présenté comme l’homme « proche du peuple », a fini par apparaître comme celui qui lui imposait l’austérité au nom de l’équilibre budgétaire. Les mouvements de protestation, les grèves des syndicats et la colère sociale qui ont jalonné son mandat témoignent de cette fracture grandissante.
Sur le plan politique, son style direct et parfois brutal a consolidé son image d’homme sincère et accessible, mais a également crispé ses adversaires et compliqué les négociations de coalition. L’épisode du blocage de 2016-2017, qui a précipité sa chute, incarne cette ambivalence : d’un côté, la loyauté à ses principes et le refus des compromis jugés dénaturants ; de l’autre, l’incapacité à construire un consensus, pourtant indispensable dans un système politique fondé sur la coalition.
Au final, le bilan de Benkirane se résume à ce paradoxe : un dirigeant audacieux dans ses réformes, mais fragile dans sa gouvernance ; un homme qui a incarné l’espoir d’un renouvellement politique, mais qui a aussi contribué à l’effritement de ce même espoir par son incapacité à ménager la société et à prolonger son exercice du pouvoir. Son héritage est donc double : un Maroc économiquement stabilisé, mais politiquement polarisé.
Abdelilah Benkirane a marqué la vie politique marocaine autant par ses réformes que par son art de la formule. À la tribune ou devant ses militants, il a multiplié les expressions populaires qui ont rapidement franchi les murs du Parlement pour se retrouver dans les cafés, les médias et sur les réseaux sociaux. « Je ne suis pas Superman », lançait-il pour rappeler qu’un chef de gouvernement n’a pas de baguette magique, tout en assumant le poids de ses limites. « On ne peut pas faire du couscous sans semoule », répétait-il pour illustrer avec humour la dure réalité des contraintes budgétaires. Dans d’autres discours, il affirmait : « Nous n’avons pas de baguette magique », manière de se défendre face aux impatiences de l’opinion. Ces phrases simples, parfois triviales, ont fait de lui un orateur reconnaissable entre tous, un dirigeant dont le langage familier et direct séduisait les uns et agaçait les autres, mais qui ne laissait jamais indifférent.
À l’horizon des élections législatives de 2026, Abdelilah Benkirane se prépare à un test décisif. Après avoir repris la tête du PJD en 2021 puis consolidé son autorité en 2025, il joue une grande partie de sa crédibilité politique sur cette échéance. L’ancien chef du gouvernement veut prouver que la débâcle de 2021 n’était qu’un accident de parcours et que son parti peut encore reconquérir une place centrale dans l’échiquier politique. Ses discours se font plus offensifs contre l’exécutif d’Aziz Akhannouch, multipliant les critiques sur le coût de la vie, les inégalités et la gestion des réformes. Pour ses partisans, il demeure le seul capable de redonner une voix forte à l’opposition islamiste. Pour ses adversaires, il ne s’agit que d’un retour nostalgique qui ne saurait inverser la tendance. Quoi qu’il en soit, l’échéance de 2026 apparaît comme un moment de vérité pour Benkirane : une ultime chance de transformer sa résilience en véritable renaissance politique.
Dans les coulisses du pouvoir, et derrière l’image du tribun populaire, Abdelilah Benkirane a toujours cultivé une relation ambivalente avec les cercles du pouvoir. Ses audiences au Palais étaient décrites comme franches, parfois tendues, mais marquées par une certaine franchise qui contrastait avec la réserve habituelle des chefs de gouvernement. Ses proches rapportent qu’il n’hésitait pas à plaisanter avec ses interlocuteurs, quitte à désarçonner son entourage. Cette liberté de ton, perçue comme un atout auprès de l’opinion, inquiétait souvent ses alliés, soucieux de préserver les équilibres institutionnels. Dans les réunions de coalition, il aimait jouer les arbitres, mais laissait parfois éclater une colère théâtrale pour reprendre la main. C’est dans ces coulisses, entre improvisation et stratégie, que s’est forgée sa réputation d’homme politique insaisissable, à la fois redouté et respecté par ses pairs.