Soixante-dix ans après la fin du protectorat, le Maroc continue de relire son histoire à la lumière d’une figure centrale : Le Roi Mohammed V. L’indépendance n’a pas été un simple acte juridique, mais l’aboutissement d’une longue confrontation politique, diplomatique et populaire dont le souverain fut le cœur battant.
À l’heure où la mémoire nationale se réactive autour de cette date fondatrice, il est essentiel de revisiter ce moment charnière pour comprendre comment un roi a su transformer une résistance éclatée en une nation unifiée.
Dès le début du XXᵉ siècle, le Maroc est fragilisé par les rivalités européennes et finit par tomber sous le protectorat français en 1912. Le Sultan demeure l’autorité religieuse suprême, mais son pouvoir politique est progressivement neutralisé.
Dans les années 1930, une élite nationaliste se forme, inspirée par les mouvements réformistes du Machrek et les luttes anticoloniales émergentes. Elle revendique l’éducation, la justice et la souveraineté, mais peine encore à structurer une force capable d’ébranler le système colonial. C’est dans ce climat d’incertitudes que Mohammed V, encore jeune souverain, commence à incarner une vision nouvelle du rôle royal : celle d’un guide moral, proche de son peuple, attaché à l’identité nationale et conscient de la nécessité de réformer l’État marocain.
Le tournant intervient en avril 1947, lorsque Mohammed V se rend à Tanger, ville internationale où se joue l’équilibre diplomatique de la région. Devant une assemblée de diplomates et de journalistes, il prononce un discours historique en arabe littéraire dans lequel il affirme : « Nous tenons à notre liberté, à notre unité et à notre dignité, dans le respect de nos partenaires. » Par cette déclaration, il internationalise la question marocaine, affirme le droit à la souveraineté et fait du Trône le porte-parole direct des revendications populaires. Ce discours marque une rupture profonde : désormais, la lutte nationale ne peut plus être marginalisée par l’administration coloniale. Le Maroc entre dans une nouvelle phase où la voix du souverain devient un instrument politique décisif.
À partir des années 1950, la philosophie politique du roi se consolide autour d’une alliance sans précédent entre le Trône, le peuple et les mouvements nationalistes. Mohammed V refuse de signer des décrets contraires aux intérêts du pays, soutient discrètement les responsables du mouvement national et multiplie les apparitions publiques à leurs côtés. Les récits arabes de l’époque parlent d’une « unité sacrée » entre le souverain et son peuple, unité qui inquiétait profondément l’administration coloniale. Cette cohésion nourrit la résistance armée et civile, renforce la légitimité de la lutte et prépare le terrain d’un affrontement direct avec le protectorat.
L’événement décisif survient le 20 août 1953. Incapable de briser ce pacte historique entre le Trône et le peuple, la France dépose Mohammed V et l’exile avec sa famille, d’abord en Corse, puis à Madagascar. L’objectif est clair : démanteler la résistance en séparant les Marocains de leur souverain légitime. Mais le calcul colonial se retourne contre lui. L’exil transforme Mohammed V en symbole de la dignité nationale et en martyr politique. Un résistant de l’époque écrira : « Le Sultan exilé n’était pas absent ; il était présent dans chaque maison, dans chaque prière, dans chaque cœur. » Loin de s’affaiblir, la mobilisation populaire atteint des sommets. Les grèves, les insurrections dans les montagnes, les actions clandestines en ville et le refus catégorique d’accepter un sultan imposé par la France conduisent à une situation ingérable pour l’administration coloniale.

Sous la pression conjuguée de la résistance intérieure, du coût politique international et des négociations secrètes, la France finit par céder. Le 16 novembre 1955, Mohammed V revient au Maroc sous les acclamations d’un peuple rassemblé comme jamais dans son histoire moderne. Dans son discours du retour, il annonce : « Nous entreprenons aujourd’hui le grand djihad : celui de la construction du Maroc libre, indépendant et moderne. » Quelques mois plus tard, le 2 mars 1956, l’indépendance est officiellement proclamée. La lutte nationale laisse alors place à un autre défi, plus difficile encore : celui de construire un État.
Mohammed V se transforme en souverain bâtisseur. Il engage l’unification territoriale, récupère progressivement les zones encore sous influence étrangère, crée les institutions modernes de l’État marocain et fait de l’éducation un levier essentiel du renouveau national. Le Maroc rejoint l’ONU et devient un acteur diplomatique actif en Afrique et dans le monde arabe. Loin de s’arrêter à la victoire politique, Mohammed V pose les bases administratives, légales et symboliques d’un pays qui cherchait à retrouver son unité et sa cohésion après quatre décennies de colonisation.
Soixante-dix ans après, l’héritage du souverain continue de structurer la vie politique et institutionnelle du pays. L’indépendance n’est pas seulement un souvenir ; elle est devenue un cadre d’analyse pour comprendre la relation singulière entre le Trône et le peuple, relation qui joue encore un rôle déterminant dans la stabilité du Maroc. Le récit de l’indépendance, tel qu’il s’est construit autour de Mohammed V, reste un pilier de la mémoire collective, mais aussi une boussole politique dans un pays où la continuité monarchique est perçue comme garante de l’unité nationale.
Mohammed V n’a pas seulement libéré un pays ; il a façonné une identité politique et posé les fondations d’un État moderne. Son rôle dépasse largement la chronologie des événements. Il incarne la rencontre rare entre la légitimité historique, la sagesse politique et la volonté populaire. Comprendre son action, c’est comprendre comment le Maroc est devenu ce qu’il est aujourd’hui : une nation attachée à sa souveraineté, fière de son histoire et consciente que son indépendance est un héritage à faire vivre, non à célébrer seulement.
Dans les coulisses du pouvoir, l’histoire de l’indépendance révèle bien plus qu’un affrontement entre un colonisateur et un peuple en quête de liberté. Elle expose les stratégies discrètes, les négociations secrètes et les batailles symboliques qui ont façonné la naissance du Maroc moderne. On découvre un Mohammed V manœuvrant avec une lucidité remarquable, conscient que chaque mot, chaque silence et chaque geste pouvait peser dans l’équilibre fragile entre résistance interne et pression internationale.
Les archives arabes de l’époque montrent un souverain qui, malgré l’encadrement colonial, construisait patiemment les fondations d’un pouvoir national autonome, s’entourant de figures du mouvement national, dialoguant avec les élites traditionnelles et anticipant l’après-indépendance. Dans cette intimité politique rarement exposée, Mohammed V apparaît non seulement comme un symbole, mais comme un stratège du temps long, capable de transformer son exil en moteur révolutionnaire et son retour en acte fondateur d’un État qui cherchait à naître dignement.






