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Le Monde: Les leçons d’émeutes sans précédent

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Les violences de ces derniers jours trouvent leur origine dans des maux structurels, connus et jamais résolus.

Plusieurs milliers d’adolescents et de jeunes adultes, is- sus de quartiers populaires, âgés pour la plupart de 14 ans
à 20 ans, ont fait vaciller la République en provoquant les plus graves émeutes urbaines jamais connues dans la France moderne. Après le bilan des dégradations, après un temps de sidération, les questions sont nombreuses pour tenter de comprendre les racines, les ressorts et les raisons d’une crise à la fois sécuritaire, sociale, politique et éducative.

La fracture

Quelques semaines avant la mort de Nahel M., des élus de tout bord avaient lancé un énième appel au secours. « Les banlieues sont au bord de l’asphyxie », écrivaient-ils dans Le Monde en insistant sur la pauvreté et « la situation de détresse alimentaire » d’une partie des habitants en raison de l’inflation. L’écho de leur texte avait été quasi nul. La ghettoïsation des quartiers les plus pauvres est ­connue depuis vingt ans, même si une partie des sociologues et des autorités ont toujours réfuté le terme. « Je vois le couvercle qui saute parce qu’il y a trop d’injustices accumulées depuis trop d’années », se désole Youssef Badr, ancien porte-parole du ministère de la justice, magistrat à Bobigny. « Il y a un sentiment encore aujourd’hui dans ces quartiers, et une réalité probablement, qu’on n’a pas autant de chances qu’ailleurs, quand on voit ses parents, ses grands frères avoir du mal à trouver du travail », reconnaît Olivier Klein, ancien maire de Clichy-sous-Bois (Seine- Saint-Denis), actuel ministre délé- gué au logement et à la ville.

Les élus savent bien que l’enjeu est celui de la mixité sociale; ils mesurent aussi que cette politique est largement rejetée par l’opinion, par les maires des villes voisines et que chaque installation de HLM est une bataille politique. « On est en 2023, on refait les mêmes erreurs que dans les années 1960 quand on a construit les grands ensembles, se désole Ali Rabeh, maire (Génération.s) de Trappes (Yvelines). On rénove certes à coups de milliards mais on continue de mettre ensemble les pauvres. » Ce que confirme une préfète, longtemps en première ligne sur ces sujets : « Nous payons la concentration de la pauvreté, la non-mixité scolaire et le refus de construire des logements sociaux partout. » Dans les discours du gouvernement, le traitement de la ghettoïsation s’est traduit par la mise en avant de la lutte contre le séparatisme religieux. D’où une forme de double peine : cette jeunesse est la première victime de la ghettoïsation, pour ensuite être accusée d’en être responsable à travers la religion.

Les émeutes vont accentuer les fractures. Au sein des cités d’abord : une grande partie des habitants ont exprimé leur solidarité après la mort de Nahel M., puis leur colère face aux violences commises sur leurs services publics. Dans le reste du territoire ensuite : la perception des jeunes des quartiers était déjà dégradée, elle en ressort encore plus abî- mée, et pour longtemps. L’image des 8 000 à 12 000 émeutiers (selon le ministère de l’intérieur), va ainsi déteindre sur les 2 millions de jeunes de moins de 24 ans (selon l’Insee) qui vivent dans les territoires de la politique de la ville.

La violence des garçons

Parler des « jeunes de banlieue » est une généralisation problématique. Car si des filles ont participé, très minoritairement, aux pillages, l’essentiel des dégâts et des agressions a été commis par des jeunes hommes. Le fait n’est certes pas propre aux quartiers, puisque les prisons françaises sont remplies d’hommes pour des faits de violences sexuelles, de violences familiales, de violences liées à l’alcool, etc. Mais la prise de pouvoir adolescente pendant ces heures d’émeutes révèle combien leurs parents sont affaiblis, désemparés et impuissants.

« Malheureusement, constate Najat Vallaud-Belkacem, ex-ministre de l’éducation nationale, ce monde très inégalitaire, très stéréotypé, porte préjudice aux filles, on le sait, mais aussi aux garçons qu’il enferme dans des phénomènes de bandes où ils se jugent mutuelle- ment sur leur virilité, les conduites problématiques et le refus de l’autorité.» Le maire de Trappes, Ali Rabeh, insiste sur l’échec scolaire des garçons : « Dans les familles, les filles sont souvent cantonnées à l’espace privé pendant que les garçons sont mis dehors. Ils tiennent alors l’espace public, finissent par se croire tout-puissants, là où les filles s’émancipent par l’école. »
Ali Soumaré, porte-parole des familles à Villiers-le-Bel (Val-d’Oise), en 2007, ville qui s’était embrasée après la mort de deux enfants tués dans une collision avec une voiture de police, raconte avec effarement avoir observé deux mères de son âge laisser leurs garçons déplacer des poubelles pour les incendier. « La violence s’est banalisée, il existe une espèce de haine et de rage avec, en plus, une dimension de compétition” constate
l’ancien responsable associatif, aujourd’hui consultant et père de deux enfants. Il appelle à ne pas sous-estimer la crise de la prise en charge psychiatrique et ses effets délétères sur les jeunes les plus fragiles : « La question des comportements à risque est essentielle. Il y a quelque chose de suicidaire dans ce que je vois de cette génération. »

Le mensonge républicain

La République française s’est fondée, depuis deux siècles, sur une promesse d’égalité qu’elle tient plutôt bien dans sa globalité mais sur laquelle elle échoue radicale- ment à sa marge : les banlieues. Cet échec est perceptible sur l’emploi (taux de chômage plus élevé), sur la santé (espérance de vie plus faible), sur l’éducation (échec scolaire plus massif).
Les discriminations les plus brutales concernent la police et la justice. Sans une vidéo filmée par une passante, que serait-il arrivé dans l’affaire Nahel M. ? La légitime défense aurait probablement été reconnue sur la foi des déclarations des policiers. « C’était tellement prévisible, relève Damien Brossier, avocat à Evry depuis trente ans, fin connaisseur de ces problématiques. Il existe une vraie culture du mensonge dans la police. Pourquoi ? Pas parce que les policiers seraient pires que les autres, mais parce qu’il n’y a pas de contrôle. Ajoutez à cela la détestation des jeunes par la police et la détestation de la police par les jeunes, et on arrive à cette situation. » L’impact est dévastateur. Si les mots de cette jeunesse sur procès-verbal ne sont pas crus, comment peut-elle imaginer qu’elle puisse l’être dans le débat public démocratique ?

La crise éducative

Celle-ci est structurelle et ancienne. Le magistrat Youssef Badr l’observe du tribunal et de l’université où il se démène pour donner confiance aux étudiants issus des milieux populaires : « L’école a toujours été inégalitaire, les dés sont pipés pour ces enfants, c’est un sujet majeur. Tous les jours, avant les émeutes, les prévenus qui passent devant moi, entre 20 ans et 25 ans, présentent la même caractéristique : avoir arrêté l’école très tôt. Tous ou presque nous disent la même phrase : “J’ai été orienté dans la mauvaise voie”. »

Mais la crise revêt probablement aussi une dimension conjoncturelle. Les émeutes de 2023 constituent en effet aussi un des premiers soubresauts de la crise due au Covid-19 et des effets désastreux des confinements pour des adolescents plus fragiles. Les élus s’étaient inquiétés des conséquences du décrochage scolaire. Gilbert Roger, sénateur (Parti socialiste) de Seine-Saint-Denis, ancien maire de Bondy, nous l’avait lon- guement expliqué en avril 2021 en voyant les éducateurs et les enseignants perdre le contact avec la jeunesse adolescente. « Supprimer les allocations, cela n’est pas le sujet. L’enjeu de l’éducation est essentiel, comment aider les parents à être parents, c’est la question », développe l’élu, effondré d’avoir vu les vidéos des pillages du Darty et du Conforama, où « toutes les familles de Bondy connaissent quelqu’un qui y a travaillé ».

Le débat piégé sur l’immigration

L’extrême gauche et l’extrême droite – à laquelle il faut désormais assimiler une partie des Républicains – se renvoient les jeunes de banlieue à la figure. Les premiers pour faire du racisme systémique la clé de toute analyse et l’espoir d’une « révolte », les seconds pour les associer à des « barbares » qu’il faudrait expulser, dégrader de leur nationalité ou punir toujours plus sévèrement.

Le sujet est ailleurs: l’immigration vers la France continue et va continuer. Ne pas le reconnaître, c’est ne pas l’organiser, pestent bon nombre d’élus locaux. Et donc laisser porter par les quartiers de la politique de la ville le devoir d’intégrer les plus pauvres et les derniers arrivants. Avec cette particularité : chaque fois qu’une famille connaît une ascension sociale, et sort du parc HLM, une famille plus pauvre la remplace. Autrement dit, chaque réussite est la promesse de la diffi- culté suivante. « Qu’on arrête de faire le procès de la politique de la ville, qu’on arrête de s’autoflageller, je suis maire depuis vingt- deux ans, et on ne peut pas dire que rien n’a été fait, s’agace Stéphane Beaudet, maire (ex-Les Républicains) d’Evry-Courcouronnes. Nous, on est des médecins avec des salles d’attente qui ne désemplissent pas. Ceux et celles qu’on a pris en charge sont rempla- cés par des nouveaux arrivants. »

L’absence de porte-voix

Vingt-cinq ans après le mirage de la France « black-blanc-beur », qui avait suivi en 1998 la victoire de l’équipe de France de football, in- carnée par Zinédine Zidane, il n’est pas anodin que les messages de Kylian Mbappé aient été perçus parmi les plus importants par cette jeunesse. Dans l’imaginaire collectif, les jeunes de banlieue qui réussissent restent des sportifs, parfois des acteurs de cinéma. Cela pourrait être anecdotique, mais cela ne l’est pas lorsque la société se fracture. Si les visages des maires sont bien plus divers qu’il y a vingt ans, un plafond de verre continue d’empêcher l’émergence de porte-voix capables d’argumenter et de défendre la place des habitants de ces territoires perdus par la République. Ils manquent cruellement dans une période comme celle-là.

Article publié par Le Monde le 06 juillet 2023

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